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chronique

Cinquante ans et ce « petit caillou dans la chaussure »

Auteur
Jean-Paul MARTHOZ
(rh. 67)
Cinquante ans. Les noces d’or. Le symbole d’un règne, comme le Cinquantenaire à Bruxelles. Le délai solennel pour célébrer les grands événements et les grands drames. Ou plus modestement, pour ma génération, le nombre d’années qui la séparent de ce moment charnière qui borne la fin des études supérieures et le début de la vraie vie.

La vraie vie ? Oui, l’entrée dans ces « années professionnelles » qui reflètent en partie qui nous étions, quand nous rêvions lors de nos « années Collège » d’être professeur, avocat, ingénieur ou journaliste. Et qui déterminent inexorablement qui nous devenons, au fil des choix, des illusions et des désillusions qui émaillent la vie.

« On ne voit pas le temps passer », chantait bellement Jean Ferrat, le barde de ces années lointaines. Non, on ne le voit pas vraiment, mais il passe, inexorablement, impérieusement. Et il nous force à un certain moment à le contempler du haut de notre grand âge. Où nous a-t-il conduits ? Qu’avons-nous fait pour façonner, même petitement, le monde tel qu’il est aujourd’hui et que nous allons léguer, non sans appréhensions, à nos enfants et petits-enfants ?
Cinquante ans ! Et comme le diraient le Sieur de la Palice, ou le prince de Lampedusa, tout a changé et rien n’a changé. C’est sans doute cette forme d’immobilisme ou de pérennité qui me frappe le plus dans ce truisme. Comme si le mythe de Sisyphe ne finissait pas de nous hanter. Comme si rien de fondamental, dès lors qu’il s’agit du pire, ne changeait vraiment, que tout était réversible et qu’il fallait constamment tout recommencer.

L’année 1972 est remplie d’événements qui nous renvoient aux grandes questions irrésolues d’aujourd’hui. Le terrorisme, par exemple. C’est l’année de l’attentat de l’organisation palestinienne Septembre Noir contre l’équipe israélienne aux Jeux olympiques de Münich. Cinquante plus tard, le Moyen-Orient reste figé dans un empilement de conflits. Le processus de paix s’est enlisé et les bourgeons du « printemps arabe » du début des années 2010 ont presqu’immédiatement gelé : de l’Égypte à la Syrie, il ne reste plus que la dictature et la pauvreté.

Pire encore, le terrorisme s’est boursouflé : des attentats du 11 septembre 2001 à ceux de Paris en 2015 et de Bruxelles en 2016, le djihadisme est devenu un risque majeur autour duquel se sont articulés non seulement les politiques de sécurité, mais aussi de lourds débats de société. S’il est aujourd’hui masqué par la guerre en Ukraine, il continue de métastaser dans ces régions que le journaliste géopoliticien Gérard Chaliand qualifient de « banlieues du monde », du Sahel à l’Afrique australe ou à l’Afghanistan. Et s’y ajoute depuis quelques années un terrorisme d’extrême droite qui, d’Utoya en 2011 à Buffalo en 2022, encombre les routes sans loi de la violence et de l’intolérance.

1972, c’est aussi la première Conférence des Nations unies sur l’environnement, le premier « sommet de la Terre », à Stockholm. La prise de conscience de l’impact dévastateur des activités humaines sur l’équilibre écologique de notre planète. La preuve aujourd’hui, malgré les « petits gestes », les grandes percées technologiques et les COP sur le changement climatique, que notre monde apparaît largement incapable d’affronter des risques à long terme, au-delà des horizons du consumérisme et des élections.

Parcourir les dates clés de cette année sur Wikipédia est un exercice désolant, épuisant, qui témoigne d’abord de la malfaisance humaine, de la propension à la violence et à l’injustice. Il n’y a pas de place dans ce calendrier pour les millions d’actes de courage, de bonté, de solidarité, qui accompagnent aussi la vie des individus et des sociétés. Du massacre du Bloody Sunday en Irlande du Nord à la poursuite de la guerre du Vietnam, l’histoire s’écrit d’abord en lettres de sang.

Et pourtant, il y a aussi dans ces dates qui s’égrènent comme un chapelet de malheurs des déclencheurs de changement. Comme ce terrible tremblement de terre de Managua, qui fera des milliers de morts et qui révélera dans le détournement de l’aide internationale l’immensité de la corruption du président Somoza. Un choc sismique qui débouchera quelques années plus tard sur le renversement du régime et sur des rêves, bien sûr très vite déçus, de démocratie et de liberté.

Cette année 1972 offre aussi celle d’une fable morale inoubliable. Le 17 juin, des barbouzes au service du Comité de réélection du président républicain Richard Nixon étaient arrêtés par la police alors qu’ils étaient entrés par effraction au siège du Parti démocrate à Washington, dans l’immeuble du Watergate, pour y poser des micros espions. « Une tentative de cambriolage de troisième ordre », clama au début le porte-parole du Président. Il ne s’imaginait pas que deux jeunes reporters du Washington Post, Bob Woodward et Carl Bernstein, allaient peu à peu démêler l’écheveau de la conspiration et remonter jusqu’à la Maison blanche. Leur premier article parut le 19 juin 1972. Des centaines d’autres suivirent et, deux ans plus tard, en août 1974, accablé par leurs révélations, mis en en cause au Congrès, Richard Nixon décida de démissionner. Plutôt que d’y être contraint par des parlementaires démocrates et républicains rassemblés autour du texte, alors sacré, de la Constitution.

Le 19 juin, c’est « la » date que je veux retenir de cette année morose. Non seulement parce qu’elle inscrit dans l’Histoire, la grande, le début d’une des sagas les plus fascinantes du journalisme et qu’elle confirme le rôle de celui comme « petit caillou dans la chaussure des (trop) puissants ». Mais aussi parce qu’elle rend hommage à ceux et à celles, juges, parlementaires, policiers, simples citoyens, qui refusèrent cette fatalité de l’arbitraire et de l’abus de pouvoir. Et qui jouèrent le rôle qui leur est assigné dans une démocratie fondée sur ces garde-fous que sont l’État de droit et les contre-pouvoirs. C’est autour de ces personnes, plutôt que des putschistes, des terroristes et des autocrates que devraient s’établir les calendriers des années passées.

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